Waterfront

Les vues panoramiques que Gilles Crampes a réalisées aux abords de la Terre de Feu constituent à la fois un hommage, une évocation et une réflexion sur l’histoire. Hommage aux navigateurs et particulièrement à Magellan, parti, lors du tour du monde qu’il n’achèvera jamais personnellement, à la recherche d’un mythique passage entre l’océan Atlantique et celui qui ne s’appelait pas encore Pacifique. Hommage aussi, plus discret, aux populations autochtones établies depuis plus de quinze mille ans dans cet extrême sud glacé de l’Amérique et qui furent anéanties en quelques générations.
Chacune de ces vues a son format propre : il dépend de la configuration de la côte. C’est elle qui dicte ses exigences à l’opérateur ; il s’y plie, soucieux de respecter l’ampleur et la richesse d’information qu’offre le paysage tel qu’il le perçoit depuis son bateau. Ainsi, ces panoramas, recomposés à partir de plusieurs prises de vue au grand angle, offrent une vision de la côte à la fois proche et lointaine, détaillée et globale, semblable à celle que purent avoir, en octobre 1520, les découvreurs qui longeaient la côte au moment où ils se risquaient dans le passage tant convoité, le détroit qu’ils baptisèrent « de Tous les Saints » et qu’on nommera plus tard « de Magellan ».
Gilles Crampes nous renvoie à cet instant historique et comme suspendu de la première vision d’un monde nouveau. Paysage encore vierge, non de présence humaine – elle était bien là, attestée par ces fumées qui ponctuaient le territoire et lui valurent son nom de « Terre des Feux » - mais vierge de toute intervention et même de tout regard occidental. Les ciels tourmentés, les éclairages irréels donnent, comme dans une scène shakespearienne, sa dimension cosmique à cette aventure humaine. Ces configurations de landes, de rocs, de glace, de nuées suscitent le sentiment d’une victoire, d’un espoir, en même temps que d’une perte irrémédiable. S’approche-t-on ou s’éloigne-t-on de la côte ? Le drame que l’on pressent est-il à venir ou accompli ? Seul parfois le discret sillage laissé par le bateau sur lequel le photographe opère nous sort de cette ambiguïté. Ce « Front de mer » est le front d’une guerre de conquête, un rideau qui était tiré sur l’inconnu et qui se déchire. La mer est ici synonyme de liberté : c’est grâce à elle que devait reculer, pour quelques siècles encore, les limites de la connaissance mais aussi celles du désir de possession.
J.C. Fleury.